Eliane Aïsso a de singuliers les matériaux qui portent son geste création : art du textile, histoire, histoire de l’art, dessin, photographie, vidéo, installation et recherches filmiques. Ces prétextes, lieux fantôme qu’Eliane Aisso invente et interroge, architectures en récits, en objets façonnés, « déclencheurs de souvenirs », en portraits – photos d’époques révolues superposées sur des paysages actuels -, chaînons manquants entre nos « revenants » et l’oubli, se réincarnent dans ce qui de l’imaginaire est racine de l’à venir. Nourrir un à venir redondant, survivant, et persistant dans les antres de l’Histoire comme des passerelles de réalités fragiles qui fondent la migration de l’invisible vers le visible.
Ici, Eliane Aïsso donne une interview au blog de la Galerie Pépites d’Afrique.
Pépites d’Afrique : Eliane Aïsso, c’est une décennie de créations, d’expositions, et de partis pris théoriques/esthétiques. Si vous deviez parler de votre travail, que nous diriez-vous ?
Eliane Aïsso : Eliane Aïsso est une artiste plasticienne béninoise qui est à la quête de sa culture, de son identité culturelle. Ainsi, dans mon travail les thématiques ayant trait aux notions d’identité, de culture liée au continent africain abondent : j’essaie de les ramener dans mes créations en ajoutant la touche de transgression qui fonde l’art contemporain.
Outre cette quête identitaire et culturelle, mon travail puise aussi à la source de l’anthropologie, et de la sociologie : que veut dire être humain, homme, femme dans les sociétés contemporaines. C’est peut-être cette soif de me connaître, de savoir d’où je viens qui me pousse à m’intéresser davantage aux gestes humains, et leurs symboliques.
Pépites d’Afrique : Quel a été l’élément déclencheur qui vous a amené vers l’art, vers la création, vers la poétique des formes, et des volumes ?
Elaine Aïsso : L’élément déclencheur, l’élément qui m’a vraiment amené vers l’art c’est mon père. Je ne peux que lui dire merci parce qu’il a su m’orienter. Il a su m’orienter très tôt. Je passais en classe de cinquième et j’étais allée en vacances quand ils ont créé l’Ecole Secondaire des Métiers d’Art (ESMA) Hermann Gmeiner d’Abomey Calavi. Du coup quand ils ont créé l’école avant que je ne rentre des vacances mon père m’avait déjà inscrit. Je venais de rentrer des vacances, et il me confiait qu’il fallait que je j’aille passer le test d’entrée d’une école d’art qui venait d’ouvrir. J’étais assez réticente puisque je lui avais même souligné que je ne souhaitais pas être une artiste.
Mais il faut dire que mon père avait toujours cherché à me donner le goût pour la création. Il m’avait inscrit à des ateliers de poterie à Sè avant l’avènement de l’Ecole Secondaire des Métiers d’Art (ESMA) Hermann Gmeiner d’Abomey Calavi.
Mon père c’est quelqu’un qui a toujours aimé l’art, toutes les choses faites à la main, et susceptible de donner matière à réflexion. L’environnement qu’il a créé à la maison, et dans lequel nous avions grandi était fait de tabourets sculptés, de chaises sculptées, des sculptures en pierre, et de poteries. C’est ainsi qu’à la création de l’école il n’a pas hésité à m’inscrire. Je pars donc à l’école pour le test d’entrée, et ils m’ont dit de dessiner quelques objets, et posé des questions sur ce que je voudrais faire comme métier plus tard : j’ai répondu sage-femme (rire).
Bon j’ai été sélectionnée, j’ai fait la première année, la deuxième année… Je crois que déjà en première année au second semestre, je commençais par aimer cet environnement créatif, par me donner, par me concentrer, et par me voir un jour comme une artiste.
Pépites d’Afrique : Comment expliqueriez-vous votre processus de travail, l’avant, et l’après naissance de vos œuvres ?
Eliane Aïsso : Si je devais expliquer mon processus de mon travail, ce qui se passe avant, et après la naissance de mes œuvres, je vous orienterai vers le titre d’une de mes installations : De l’invisible au visible. Mon processus de travail serait semblable à un passage des réalités du monde invisible aux visibilités, du vide au plein, de l’obscurité (au sens figuré) à la lumière. Quelques fois, il m’arrive de prendre des sujets, d’effectuer des recherches, de les travailler sans toutefois avoir une idée de la finalité des œuvres qui en découleront : je crée des pièces qui semblent chercher l’inattendu de l’acte de création. Travailler, créer c’est peut-être laisser perdurer le mystère de la réalité quand le vide se convie à la table de l’impossible.
Pépites d’Afrique : Il y a cette installation, Ati okuku dé imolè (De l’invisible au visible) …, qui a fait partie de l’exposition diptyque Art du Bénin d’hier à aujourd’hui : de la Restitution à la Révélation que le Palais de la Marina a accueilli du 17/02/2022 au 22/05/2022 ; une exposition dont le volet art contemporain est actuellement en monstration au Musé Mohammed VI d’art moderne, et contemporain de Rabat (Maroc) depuis le 18 janvier 2023. Le temps y est évoqué, l’emprise du temps sur les hommes, et leur devenir suggérer. Alors, quel rapport entretient dans votre création le cultuel, et le culturel ? Pourquoi ombres, et récits revenants hantent votre production ?
Eliane Aïsso : Le fait culturel, et cultuel tiennent une place de choix dans ma production. J’ai eu à montrer cette installation, Ati okuku dé imolè (De l’invisible au visible), trois fois, dans le cadre d’expositions en Europe, et la perception de ces phénomènes (le culturel, et le cultuel) ont déteint sur la réception de ces œuvres : l’expérience du culturel, et cultuel varie selon les régions, et les mœurs. Au Bénin par exemple, on lie certains objets à ces phénomènes : le Asin, l’autel portatif, représentation de nos morts dans le monde visible. Quand des Béninois, ou des africains se retrouvent devant mes œuvres qui accueillent des Asin, ils se disent, c’est notre chose, c’est nous, c’est une ode à nos ancêtres, sans toutefois comprendre l’aspect création artistique que je souhaitais mettre en avant. Cette expérience personnelle avec des matériaux qui font références à leurs cultures est on ne peut plus singulière je trouve.
Aussi, je me suis rendue compte à un moment donné que les œuvres issues de mes interrogations sur le fait culturel, et cultuel sont plus profondes que les idées auxquelles je pensais en les réalisant. Il arrive des fois que des têtes couronnées, des dignitaires se prosternent carrément devant les Asin quand ils viennent visiter ces œuvres. Il y a aussi l’’effet sonore qui les émeuve. Ils n’arrivaient toujours pas à comprendre l’intention parce qu’ils se disent, ce sont les ancêtres qui nous parlent ?
C’est vrai que c’est ce que je voulais au départ, faire parler les ancêtres pour qu’ils puissent nous révéler leurs souhaits pour leurs réincarnations. Qu’est-ce qu’ils pensent de la réincarnation ? Qu’est-ce qui n’ont pas su réaliser dans cette vie actuelle, et souhaiteraient continuer dans une autre vie ? Ce qui m’a amené à questionner ou enregistrer des personnes malades, et mourantes sur cette notion de la réincarnation. Là je me suis dit ça ferait effet parce que ce sont des personnes qui sont déjà proches de la mort, qui sont à un pas de la mort, et c’est à eux de me parler réellement de ce qu’ils pensent.
Il n’y a pas d’âge en réalité pour partir, un (e) adulte peut partir, ainsi que le bébé qui vient de naître. C’est ce que j’ai signifié ou ce que j’ai montré dans l’installation en présentant différentes tailles de Asin dont le plus petit est de 12cm de hauteur, et d’autres plus grand de 180 cm, la taille d’une personne adulte. Le rapport entre le culturel et cultuel c’est ce qui se passe ou ce qui s’est passé dans l’installation Ati okuku dé imolè (De l’invisible au visible).
Pépites d’Afrique : Pourquoi ombres, et récits revenants hantent votre production ?
Eliane Aïsso : Ce qui me pousse à faire revenir ombres, et fantômes dans mes œuvres, ce sont mes interrogations sur la réincarnation, sur le lien, le rapport entre le vivant et le défunt, la notion du djɔtɔ, et ce après le décès de ma grand-mère maternelle.
N’ayant pas réellement connu mes grands-parents du côté paternel, je n’avais connu que ma grand-mère maternelle. Ma grand-mère maternelle, j’ai vécu avec elle, je partais en vacances chez elle, je m’amusais avec elle. À la suite de son décès je me suis dit que je n’ai plus de grands parents, que j’ai perdu quelque chose.
Mais on me parlait souvent de la réincarnation, du djɔtɔ : tel enfant s’est réincarné en tel aïeux. Et je me suis demandé si ma grand-mère revenait, en qui elle pourrait se réincarner ? Une fois partie, est-ce qu’elle pourrait revenir ainsi ? A travers une fille ou un garçon ? Il faut dire que c’est à partir de ce moment-là que la problématique des fantômes a commencé par m’intéresser.
Pépites d’Afrique : Pour vous, que veut dire tradition, et contemporanéité ?
Eliane Aïsso : Je définirai la tradition comme tout ce qui vient de notre identité, quelque chose qu’on perpétue à travers les générations, quelque chose qui revient, et qui se renouvelle au contact du temps. Nonobstant les civilisations, et les peuples, il y a toujours eu des choses, des réalités, des habitudes qui lient l’humain à ses origines : qu’est ce qui était avant moi ? Qu’est ce qui fait ma particularité dans le concert du monde ?
Quant à la notion de contemporanéité, elle veut dire liberté, transgression, et exploration de territoires inconnus dans la création artistique. La contemporanéité nous permet de nous ressourcer, que ça soit de notre tradition, du quotidien, de ce qu’on vit tout de suite. Bien souvent je m’inspire de la tradition, de ce qui a été, de ce qui existe pour pouvoir le/la présenter ou le/la montrer avec un autre regard, avec des matériaux qui ne sont pas les mêmes. Même si le travail doit laisser survivre le geste ancien, l’esthétique traditionnelle, il peut se référer aux matériaux de son temps pour aller explorer la notion de contemporanéité.
Pépites d’Afrique : Que vous évoque l’expression art contemporain ? A quelle sauce vous la manger ou la déguster ?
Eliane Aïsso : L’expression art contemporain désigne l’art de notre époque, l’art d’aujourd’hui, l’art de la liberté. Cet art qui nous donne toutes les libertés possibles de créativité, cet art qui nous amène à nous renouveler, à prendre d’un peu partout, que ça soit de la culture africaine, de la culture européenne, de la culture asiatique, pour pouvoir montrer tout ce qu’on pense de notre époque. C’est cette liberté-là même qui fait le fait contemporain. Cette liberté de créativité où il n’y a pas de règle (Il y a des règles en réalité mais on peut les ignorer. Il y a des règles certes mais les règles ne sont pas totalement respectées dans l’art contemporain). Il y a cette possibilité de les casser, de les agencer, de les retourner, et de les mélanger.
Et à quelle sauce je mange l’art contemporain ? Je n’hésite pas à prendre des éléments de ma culture, et de les ramener dans cet art contemporain en briser quelques règles, en transgressant quelques lieux communs.
Pépites d’Afrique : Dans le dessin mis en lumière sur le site de notre galerie pepitesdafrique.com La civilisation de l’écriture, à quel lieu commun vous vous attaquez ?
Eliane Aïsso : Quand je parle de la civilisation de l’écriture, j’évoque cette civilisation de mon pays ou des pays africains : la place abondante donnée à la tradition orale qu’à la tradition écrite. Certes, il y a des peuples qui ont fait l’effort de nous laisser des traces, des éléments aujourd’hui écrits sur notre civilisation, sur la civilisation africaine. Mais la civilisation africaine, en réalité, est de source orale. Ces écrits laissés par quelques peuples en hiéroglyphes, en pictogrammes, ou en des langues mortes sont souvent inaccessibles à beaucoup de personnes. Quand il arrive qu’on les déchiffre en s’armant de la langue française, ou anglaise, les significations peuvent se dénaturer. Il faut surtout essayer de comprendre ces traces laissées par nos civilisations dans leur conception stricto sensu.
Cette civilisation de l’écriture dont je parle, c’est aussi cette civilisation qui a peut-être manquée à un moment donné à notre culture, à notre tradition pour qu’on puisse avoir de vraies sources, pour qu’on puisse avoir des documents pour parler de notre histoire commune. Il arrive qu’au bout d’une recherche en lisant des sources écrites sur les peuples africains qu’on ait l’impression que tout n’a pas été écrit, qu’il manque quelque chose.
Il faut qu’on puisse permettre aussi à ceux/celles qui détiennent cette civilisation de nous permettre de les écrire, de laisser des traces pour la génération future qui viendra. Parce qu’ils vont partir, nos parents vont partir, nous allons partir, et nous allons laisser des enfants, des générations à venir. Et il faut que cette civilisation puisse être écrite, notre civilisation, notre patrimoine culturel africain puisse être écrit, et être une civilisation qui sera laissée pour les enfants, pour l’avenir, pour les enfants de demain qui viendront gérer ou diriger notre continent.
Pépites d’Afrique : Parlez-nous un peu de votre actualité.
Eliane Aïsso : Je n’ai pas vraiment d’actualité. Mon actualité : je travaille au quotidien tout simplement. J’essaie d’améliorer, de parfaire mes connaissances, ma créativité. Je suis toujours assoiffée de connaissances. Je suis toujours dans une quête artistique, à la quête de ma technique. Je cherche toujours. Je ne me dis pas que j’ai fini de chercher. Je ne me dis pas que j’ai atteint déjà le sommet de ma créativité. Je viens de commencer, j’essaie toujours de me parfaire. J’essaie d’améliorer, de casser, de déchirer la matière plastique.
Pépites d’Afrique : Pour Pépites d’Afrique.
Eliane Aïsso : Merci à la promotion Mme Lydie da Silveira, et à toute l’équipe de Pépites d’Afrique. Un grand merci pour ce qu’ils font pour l’art africain en général, et béninois en particulier. Et il faudrait de telle initiative pour que rayonne davantage la création contemporaine africaine.
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